Alors que mon cœur résonne des derniers mots de ce magnifique livre d’entretiens* entre Colette Poggi (sanskritiste et indianiste) et Eva Ruchpaul (figure majeure du yoga en France),
« Retrouver à chaque cours le plaisir d’aller à la rencontre de l’Un, de l’inhabituel, de l’insolite, puis remettre en circulation dans le quotidien ce qui a été vécu dans la pratique. Cultiver le talent de vivre ce qu’il nous a été donné de vivre »,
je me sens… entière. Oui c’est véritablement le mot qui convient.
Plonger ainsi dans l’approche du yoga d’Eva, en dialogue avec la pensée indienne sous l’éclairage fin et précis de Colette, c’est en sortir vivifiée ! Je n’en reviens pas de tout ce qui a été nourri en moi à la lecture de ce livre.
Depuis la fin de ma formation à l’Institut Eva Ruchpaul en 2013, mes pas de chercheuse de paix, de vérité, de sens, d’harmonie… ont continué de me porter vers d’autres enseignements. Exploratrice ravie (et fatiguée parfois, divine fatigue… mais c’est une autre histoire 😉), j’ai cherché à nourrir mon inspiration dans des voies de la Conscience, de la communication, de la thérapie.
A chaque fois, je suis ramenée au corps, sa richesse souterraine, ses potentialités cachées. J’en reviens à cette intuition que tout ce que je cherche est ici, dans cet espace du corps-souffle-conscience qui s’approfondit. C’est à la fois un non-chemin – dans le sens où tout est déjà là, parfaitement imparfait dans la présence vivante de l’instant – et un libre chemin de découverte. Exigeant, qui peut sembler risqué parfois, inconfortable souvent, mais c’est un chemin de Joie. Il me réapprend la bien-veillance, la confiance et la détente vis-à-vis de moi-même et par là même des autres. Ainsi je le vis. Et de plus en plus m’apparaît l’intelligence, la profondeur et la subtilité de la technique « Eva Ruchpaul », pour nous inviter à cette rencontre avec soi-même et se re-trouver libre et vivant, pleinement.
* Colette Poggi, « Dans la confidence du souffle – rencontre avec Eva Ruchpaul, une yogini impertinente », Almora, 2019
Une interview de Colette et Eva a été réalisée à l’occasion de la sortie de ce livre, je vous la recommande vivement : Colette Poggi et Eva Ruchpaul – Dans la confidence du souffle – rencontre du 19 juin 2019
Et ci-dessous quelques courts extraits choisis de l’ouvrage (j’espère qu’ils vous donneront envie de l’acheter !) :
« On commence le chemin mais on ne sait ni où ni comment cela finira. Le yoga est un imprévisible voyage. Souvent l’entrée dans le yoga se fait pour des raisons banales, des motivations ordinaires, maigrir, s’assouplir… C’est humain ! Progressivement on devient témoin d’une insensible transformation, cette fameuse « manière de se faire » selon la formule de Masson-Oursel. Ce bonheur rencontré, au gré des séances, on peut, on sait peu à peu le raviver, on en devient co-créateur. On n’est plus passif par rapport à sa vie » (Eva Ruchpaul, p.25)
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« Dans cette effervescence heureuse de la pratique, on reconnaîtra un chemin déjà parcouru depuis des millénaires, certes mais toujours nouveau. Le secret est de prêter attention à ce qui est, en cet instant. D’où ma devise : « le yoga selon », ce qui signifie accueillir l’instant, la météo du jour, le temps du corps et de l’esprit, dans leur lumière toujours nouvelle » (E.R. p.86)
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« Colette : Comment peut-on être yogin au XXIè siècle, sur l’asphalte parisien ?
Eva : Avec naïveté, en (se) donnant du courage pour cette recherche infiniment subtile. Et en laissant au placard à balais les atermoiements, les préjugés, les indolences. Faire comme si, comme si c’était simple, facile ; accepter de laisser aller et venir. Agir, oui, mais agir selon, avec soi plutôt que contre soi. En pratiquant la justesse, en toute chose, on évite la cuillèrée de trop qui enlève la transparence » (E.R. p.147)
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« Colette : Comme on l’a vu, le terme générique que les maîtres de yoga ont élu en sanskrit pour exprimer l’état d’aise, de détente consciente, est sukha. Il suggère à la fois un espace intérieur bien centré et heureux. Comment relier ces deux expériences de l’espace et de l’agréable ?
Eva : Sans sukha, pas de yoga. Ce sentiment émerge d’une pratique bien tempérée, aux allures de rituel : le lieu et le moment, le vêtement ample, l’enchaînement des exercices, alternant avec le « rien » : l’important est la présence attentive et toujours nouvelle ; pas de pilotage automatique, jamais ! Ce « bien-aise » naît de l’oxygénation pleine de tempérance, ni trop ni trop peu, de la synchronie intime, tous ces ingrédient réunis qui concourent à l’homéostasie. Cela est unique pour chacun : tout adulte bien-portant a son programme personnel, inné, ses propres lignes à manifeste […]
Dans la pratique du yoga, sukha (sentiment de bien-être) et santosa (contentement) correspondent tous deux à une réorganisation gratuite du potentiel énergétique, à une gestion interne. Cela est sous-tendu par une sensation cénesthésique globale sans programmation ! Pas de salaire, pas de reconnaissance sociale, seul un réajustement des tensions, un réajustement des appétits esthétiques » (p.93)
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« Colette : « …De manière générale, l’attention non-violente consiste en une double dynamique : tenir compte, d’une part, de sa juste capacité, sans aller trop loin, et d’autre part, de l’élan qui pousse à se porter plus loin. Cette alliance entre exigence et respect de soi résume l’injonction d’ahimsa
Eva : Une vieille dame me mit un jour sagement en garde contre un excessif labeur : « Vous êtes pareille à une lampe à huile ! Attention ! On peut consumer la mèche mais pas l’huile » !
Puiser, jusqu’à un certain point, dans ses réserves énergétiques disponibles, c’est excellent, cela les renouvelle, mais il ne faut gaspiller irrémédiablement le fond car il est irremplaçable. Et de cela, chacun est le seul juge. C’est cela ahimsa : ne pas (se) nuire ! » (p.83)
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« Il est essentiel de comprendre que tout notre être forme une architecture en laquelle tous les éléments, tous les niveaux, sont solidaires, imbriqués. Les Upanishad ont suggéré cette interrelation par l’emboîtement des trois corps grossier-subtil-causal correspondant en gros aux niveaux du corps physique, du souffle et de la pensée ainsi que de l’intuition, enfin de la conscience ayant pour essence la félicité. Chez la plupart des êtres humains, cet arsenal se trouve, hélas, affecté par des troubles, des tensions, des turbulences internes, de toutes sortes, qui ne le laissent jamais au repos, sauf peut-être dans le sommeil profond. Comment remédier à ce mal-être ?
Le yoga préconise un moyen qui a fait ses preuves au cours des millénaires : la « descente » des rythmes de la respiration, transformant ceux de la pensée. Ce ralentissement allant jusqu’à la suspension unifie, apaise l’arbre somatique. C’est comme si on se posait près d’une source qui gazouille ! On entre en familiarité avec le souffle, on redécouvre les bienfaits de la douceur envers soi. Assez d’auto-vandalisation.
Comme en musique, on essaie d’accéder à un rythme tempéré, rassurant, « harmonisant ». La pratique du souffle laisse par ailleurs des empreintes car, on le sait, le renouveau métabolique demeure quelques instants, voire quelques jours ; il tend vers une homéostasie. De là s’ensuit une distanciation par rapport à l’impact du monde extérieur. Mais tout cela n’est possible que grâce à la posture considérée comme un contrat avec soi-même ; elle devient le théâtre d’une intensité psychologique forte, mais cela se passe dans une structure d’accueil privilégiée !
Un rapport de jeu et non de force s’instaure avec l’évènement » (E.R. p.149)
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« Le souffle ! Tout est dans le souffle, tout est par le souffle. Être en yoga signifie l’accueillir avec empathie, dans toutes les situations, ne jamais quitter cette relation. Je parle ici principalement de la part insaisissable du souffle, non pas seulement celle audible, perceptible, car en réalité il est l’expression d’une intelligence naturelle, universelle, qui transforme, et cela c’est une extraordinaire découverte. Tout est dans le souffle, le souffle est en tout. Vraiment, il ne s’agit pas là d’un organe en particulier mais d’une fonction diffuse qui sous-tend et englobe toutes les formes de vie. Il est bon d’en discerner les modalités subtiles, de les accueillir, les respecter. Elles sont si discrètes, si confidentielles, jamais elles ne se révèlent dans l’effort. C’est pourquoi il est heureux de demeurer sans trêve en recherche d’amitié avec le souffle » (E.R. p.28)
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« Colette : Pourquoi une telle insistance sur la respiration en Inde ?
Eva : La respiration, elle, est négociable, pas la pensée, du moins pour le commun des mortels ! La modulation respiratoire, si elle est juste, dissipe le sentiment d’incomplétude et ouvre à une expérience de complétude. Quoi de plus satisfaisant ? J’insiste souvent dans mes cours sur cette attitude : demeurer dans la bienveillance du souffle, dans l’intention de cette énergie d’amour. Il faudrait sans cesse l’entendre, être relié à cette pulsation fondamentale, pour improviser la vie, comme à la note de basse en musique indienne, qui donne la tonalité du raga. Grâce à ce lien, on se répare en tout instant. C’est un peu comme la mémoire, sans cesse reprogrammée au fil des expériences » (p.133)
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« Colette : Que peut apporter la pratique de kumbhaka, la jarre, qui correspond à une suspension du souffle dans le contenant du corps ? Comme le disent les Upanishad, nous sommes pareils à une jarre de terre cuite. À la mort, le corps-jarre se trouve plongé dans l’océan, alors la paroi d’argile fond dans l’eau ; l’intérieur et l’extérieur ne sont plus distincts. Ils appartiennent au même courant, tel un fleuve se fondant dans l’océan. En va-t-il de même pour le kumbhaka respiratoire ?
Eva : Pour ainsi dire, durant l’apnée, le souffle vecteur de la pensée, des états émotionnels, psychiques, s’apaise, se suspend. Ainsi délesté du trop-pensé, on retourne vers un état d’innocence. On s’ouvre de l’intérieur, on se met à l’écoute, plein d’attention pour ce qui advient et que l’on ne connaît pas encore.
Je vois Kumbhaka comme un temps d’équilibre en plénitude ou en vacuité, selon que l’apnée se réalise poumons étalés ou fanés. L’interruption du « courant d’air » est comme un signal de contentement. […]
Ce moment sans intention, éprouvé comme un accueil du « rien » entre deux postures, est d’une richesse insoupçonnable. Notre contemporain en a perdu la saveur, et plus encore, la subtilité. Cet entre-deux qui revient régulièrement entre deux constructions posturales précises est d’une durée variable, celle-ci dépend de la fatigue parfois mal acceptée de l’apprenti, et surtout, de son éducation. Nous sommes tous des êtres variables! Le savoir-faire dans l’exercice des postures n’est qu’un encouragement confidentiel au savoir-être. Il nous incite à sortir de l’activisme forcené de l’ère du béton, et ne demande qu’un peu de talent, celui de s’ouvrir à l’instant qui vient » (p.158)
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« L’espace intérieur dans lequel notre organisme « baigne » est fait de pensées, de mémoires cellulaires, d’impressions conscientes ou oubliées, de nos désirs, de nos intentions, des émotions passées et présentes… Tout cela conditionne notre présence au monde. Si, par la qualité du souffle et de l’attention, nous parvenons à rendre plus limpide, fluide et paisible ce bain intérieur, un changement prend place dans la relation à soi-même et au monde. On éprouve un état vivant de jonction, le sentiment d’être la fois « chez soi » et dans un dialogue ouvert avec ce qui change sans cesse, l’impermanence est apprivoisée » (E.R. p.108)